Ignorance blanche

Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

L'ignorance blanche désigne les manières dont certaines structures sociales entretiennent au sein des classes blanches un déni de l'existence du racisme. Ce concept sociologique sert à décrire et critiquer la façon dont le racisme détermine significativement les silences, les non-dits et les flous entretenus par les rhétoriques et les savoirs dominants. Plusieurs propositions de pédagogie antiraciste ont été faites pour combattre l'ignorance blanche. Il y a débat sur la mesure dans laquelle ce concept ne prendrait pas assez en compte la dimension active et individuelle du racisme.

Définition[modifier | modifier le code]

Selon Jennifer Mueller, l'ignorance blanche est un engrenage du racisme qui ne voit pas la couleur (décrit notamment dans le livre Racism without Racists). Dans cette analyse, le racisme systémique ne passe pas principalement par des actes consciemment hostiles envers les personnes noires et racisées, mais plutôt par des structures économiques et culturelles à travers lesquelles les discriminations sont reproduites sans forcément qu'il y ait d'intention consciente en ce sens. Cette reproduction du racisme, faite sans y penser, est donc analysée comme sous-tendue par des mécanismes psychologiques et sociaux qui tendent à faire oublier l'existence du racisme lui-même. C'est ce phénomène qui est appelé l'ignorance blanche par certains chercheurs anti-racistes, la définissant comme les rhétoriques par lesquelles les gens blancs évitent de voir, passent sous silence voire dénient l'existence des discriminations raciales[1].

Selon Annette Martín, on peut distinguer trois formes d'ignorance blanche : la délibérée, la cognitive et la structurelle. C'est selon elle à la forme structurelle qu'il est le plus pertinent de prêter attention afin d'expliquer la réalité du racisme aujourd'hui. Ainsi, le déni de l'existence du racisme n'est majoritairement pas une question individuelle, mais générée surtout par des discours, des savoirs et des institutions partagées[2],[3]. Un exemple analysé par Alinia Minoo concerne la manière dont un rapport gouvernemental sur les violences faites aux femmes en Suède passe sous silence le rôle des discriminations racistes dans ces violences[4]. Un autre exemple, selon Gabriella Beckles-Raymond, est la manière dont la blanchité structurant l'identité nationale britannique, avec la dimension raciste que cela représente, est entretenue implicitement mais systématiquement par les institutions[5]. De même, Sandra Suely et Heitor Moreira Lurine Guimarães présentent l'ignorance blanche comme le ciment d'un contrat racial (en) sous-entendu dans le constitutionnalisme brésilien et les structures politiques du pays[6].

Trip Glazer et Nabina Liebow identifient une liste de dix caractéristiques de l'ignorance blanche[7]:

  • une vision internalisée de la blanchité comme standard,
  • la fragilité blanche,
  • un sens d'avoir le droit de ne pas être dérangé par des conversations sur la race, menant ainsi à un tone policing,
  • l'idéologie du daltonisme racial,
  • une attention particulière portée aux individus blancs, en les mettant au centre de l'attention,
  • une focalisation sur les individus comprise comme préférable à une réflexion sur le racisme,
  • un idéal méritocratique,
  • une définition étroite du racisme,
  • une vision binaire distinguant strictement personnes racistes et gentilles personnes,
  • et le présupposé de l'innocence blanche.

Historique[modifier | modifier le code]

Ce concept a été formulé principalement par Charles Wright Mills. Il s'inscrit dans la tradition scientifique de W. E. B. Du Bois, le fondateur de la sociologie aux États-Unis, qui cherchait à réduire les injustices épistémiques imputées à la domination blanche [8]. Du Bois, à l'instar d'Alain Locke et au contraire de John Dewey qui est resté relativement silencieux sur la question du racisme, pensait que l'ignorance blanche ne peut être surmontée qu'à travers des institutions scientifiques qui accueillent des intellectuels noirs et transgressent la ligne de couleur[9].

Mécanismes[modifier | modifier le code]

Selon Shannon Sullivan, l'ignorance blanche trouve une de ses sources dans la relation entre métropole et colonie, par laquelle des savoirs sur la colonie sont produits et modelés afin de servir les intérêts de la métropole. Un des exemples qu'elle cite est celui du nom de Puerto Rico, quasi-systématiquement et sciemment déformé en « Porto Rico » afin d'être plus aisément prononçable pour les anglophones étasuniens, condamnant le nom original à l'obscurité[10].

Selon Amandine Catala, l'ignorance blanche détermine les attitudes des Néerlandais blancs qui refusent de voir le personnage traditionnel de Zwarte Piet comme un signe de racisme anti-noir[11].

Pour Jennifer Saul, la manière dont les médias britanniques mettent systématiquement en exergue des informations particulières, comme par exemple les crimes commis par des hommes noirs ou bien la présence d'un drapeau de l'état islamique au sein d'une marche des fiertés, constitue une forme de biais raciste dont le moteur est l'ignorance blanche[12].

Selon Marie-Anne Perreault, l'ignorance blanche est ce qui permet le détournement du lexique de la colonisation par des groupes blancs se revendiquant victimes. En l'occurrence, elle applique ce terme aux gens québécois blancs utilisant pour eux-mêmes la rhétorique de l'anticolonialisme envers les anglophones, sans égard pour la réalité de leur propre statut colonial vis-à-vis des gens autochtones du Québec[13].

Fatima Waqi Sajjad pointe les politiques éducatives anti-extrémisme préconisées par la communauté internationale au Pakistan comme révélatrices d'une certaine ignorance blanche, et revendique que c'est une pédagogie inverse qui serait nécessaire, éduquant les interventionnistes à propos du complexe du sauveur blanc[14].

Dans le contexte des relations intersociales des Tentenhar, Emerson Rubens Mesquita Almeida et Larissa dos Santos Martins décrivent une ignorance blanche « cultivée » de la part des blancs brésiliens, qui entretiennent une certaine fierté de leur méconnaissance des Tentenhar, lesquels en retour jouent stratégiquement sur cette attitude[15]. Pour Bruna Schneid da Silva, cette ignorance blanche brésilienne qui efface les savoirs autochtones participe au racisme environnemental qu'elle place au fondement du pouvoir colonial de l'état[16].

Pédagogie[modifier | modifier le code]

Dans le contexte australien, l'ignorance blanche est considérée par les populations racisées et par les anti-racistes comme un obstacle à surmonter afin d'abolir le racisme[17]. Dans le contexte du système éducatif britannique aussi, Zara Bain identifie l'ignorance blanche comme un défaut auquel la pédagogie pourrait remédier[18].

Barbara Applebaum a suggéré le recours à la conscientisation (en), une pratique de la pédagogie critique, afin de déconstruire l'ignorance blanche qu'elle identifie comme une injustice épistémique dans le système éducatif états-unien[19]. Alexandros Nikolaidis propose de promouvoir une éducation à la politique, qui permette aux élèves de prendre conscience de leur positionnement dans des systèmes de pouvoir[20].

Emily McRae fait un lien entre le concept d'ignorance blanche et celui d'avidyā, argumentant que les enseignements bouddhistes pour se défaire de l'ignorance pourraient être utiles dans la déconstruction de l'ignorance blanche[21]. Wioleta Polinska a aussi proposé de s'inspirer de la méditation (d'origine bouddhiste) pour surmonter individuellement l'ignorance blanche[22]. Victoria Klinkert a proposé l'humilité comme un remède à l'ignorance blanche dans la pratique de l'anthropologie[23].

En littérature[modifier | modifier le code]

Ellen Miller a exploré la présence de l'ignorance blanche dans la poésie de Sylvia Plath, en argumentant que son usage des couleurs et sa représentation de la race, chargés à certains égards d'une influence raciste, sont liés à son rapport difficile avec le corps en général[24].

Critiques[modifier | modifier le code]

En 2007, Zeus Leonardo a critiqué l'idée de l'ignorance blanche, en la caractérisant comme un mythe servant à entretenir une image d'innocence des gens blancs, comme si leur seul tort était de ne pas avoir les idées claires[25]. Dans un article de 2017, Marzia Milazzo a aussi critiqué le concept d'ignorance blanche ensemble ceux d'invisibilité, de culpabilité, de honte et de privilège blancs: selon elle, ces lunettes théoriques psychologisent et effacent l'intérêt économique actif qu'ont les gens blancs à perpétuer le racisme[26]. Dans une réponse publiée dans le même journal en 2019, Robyn Moore argumente que les concepts d'ignorance, d'invisibilité et de privilège blancs ne sont pas contradictoires ni incompatibles avec la reconnaissance de l'agentivité et de la participation active de la classe blanche dans la reproduction du racisme[27].

Références[modifier | modifier le code]

  1. (en) Jennifer C. Mueller, « Producing Colorblindness: Everyday Mechanisms of White Ignorance », Social Problems, vol. 64, no 2,‎ , p. 219–332 (ISSN 0037-7791, lire en ligne, consulté le )
  2. Martín 2020.
  3. Voir aussi (en) Zara Bain, « Mills’s account of white ignorance: Structural or non-structural? », Theory and Research in Education, vol. 21, no 1,‎ , p. 18–32 (ISSN 1477-8785 et 1741-3192, DOI 10.1177/14778785231162779, lire en ligne, consulté le )
  4. (en) Minoo Alinia, « White ignorance, race, and feminist politics in Sweden », Ethnic and Racial Studies, vol. 43, no 16,‎ , p. 249–267 (ISSN 0141-9870 et 1466-4356, DOI 10.1080/01419870.2020.1775861, lire en ligne, consulté le )
  5. (en) Gabriella Beckles‐Raymond, « Implicit Bias, (Global) White Ignorance, and Bad Faith: The Problem of Whiteness and Anti‐black Racism », Journal of Applied Philosophy, vol. 37, no 2,‎ , p. 169–189 (ISSN 0264-3758 et 1468-5930, DOI 10.1111/japp.12385, lire en ligne, consulté le )
  6. (pt) Sandra Suely Moreira Lurine Guimarães et Heitor Moreira Lurine Guimarães, « O contrato racial como constituição não escrita do Brasil: ignorância branca e interpretação do direito à luz da filosofia política de Charles Mills », InSURgência: revista de direitos e movimentos sociais, vol. 10, no 1,‎ , p. 255–282 (ISSN 2447-6684, DOI 10.26512/revistainsurgncia.v10i1.51538, lire en ligne, consulté le )
  7. (en) Trip Glazer et Nabina Liebow, « Confronting White Ignorance: White Psychology and Rational Self‐Regulation », Journal of Social Philosophy, vol. 52, no 1,‎ , p. 50–71 (ISSN 0047-2786 et 1467-9833, DOI 10.1111/josp.12349, lire en ligne, consulté le )
  8. Magali Bessone, « « Ignorance blanche », clairvoyance noire ? W. E. B. Du Bois et la justice épistémique: », Raisons politiques, vol. N° 78, no 2,‎ , p. 15–28 (ISSN 1291-1941, DOI 10.3917/rai.078.0015, lire en ligne, consulté le )
  9. (en) Frank Margonis, « John Dewey, W. E. B. Du Bois, and Alain Locke: A Case Study in White Ignorance and Intellectual Segregation », dans Race and Epistemologies of Ignorance, State University of New York Press, (ISBN 978-0-7914-8003-8, DOI 10.1353/book5200, lire en ligne)
  10. (en) Shannon Sullivan, « White Ignorance and Colonial Oppression: Or, Why I Know So Little about Puerto Rico », dans Race and Epistemologies of Ignorance, State University of New York Press, (ISBN 978-0-7914-8003-8)
  11. (en) Amandine Catala, « Multicultural Literacy, Epistemic Injustice, and White Ignorance », Feminist Philosophy Quarterly, vol. 5, no 2,‎ (ISSN 2371-2570, DOI 10.5206/fpq/2019.2.7289, lire en ligne, consulté le )
  12. (en) Jennifer Saul, « Negligent Falsehood, White Ignorance, and Fake News », dans Lying: Language, Knowledge, Ethics, and Politics, Oxford University Press, (ISBN 978-0-19-106152-3)
  13. Marie-Anne Perreault, « Lexique colonial, domination herméneutique et ignorance blanche », Les Cahiers d'Ithaque, Société Philosophique Ithaque,‎ , p. 85–104 (lire en ligne, consulté le )
  14. (en) Fatima Waqi Sajjad, « A subaltern gaze on White ignorance, (in)security and the possibility of educating the White rescue plans », Security Dialogue, vol. 54, no 4,‎ , p. 337–355 (ISSN 0967-0106 et 1460-3640, DOI 10.1177/09670106231165660, lire en ligne, consulté le )
  15. (pt) Emerson Rubens Mesquita Almeida et Larissa dos Santos Martins, « Os “BRANCOS NÃO SABEM”: A IGNORÂNCIA BRANCA CULTIVADA E A SAGACIDADE TENTEHAR NAS RELAÇÕES INTERÉTNICAS. », Espaço Ameríndio, vol. 16, no 2,‎ , p. 33–57 (ISSN 1982-6524, lire en ligne, consulté le )
  16. (pt) Bruna Schneid da Silva, « IGNORÂNCIA BRANCA E SUAS CORRELAÇÕES COM O RACISMO AMBIENTAL NO BRASIL », Revista Tapuia, vol. 1, no 2,‎ (ISSN 2965-0305, lire en ligne, consulté le )
  17. (en) Penny Skye Taylor et Daphne Habibis, « Widening the gap: White ignorance, race relations and the consequences for Aboriginal people in Australia », Australian Journal of Social Issues, vol. 55, no 3,‎ , p. 354–371 (ISSN 0157-6321 et 1839-4655, DOI 10.1002/ajs4.106, lire en ligne, consulté le )
  18. (en) Zara Bain, « Is there such a thing as ‘white ignorance’ in British education? », Ethics and Education, vol. 13, no 1,‎ , p. 4–21 (ISSN 1744-9642 et 1744-9650, DOI 10.1080/17449642.2018.1428716, lire en ligne, consulté le )
  19. (en) Barbara Applebaum, « White Ignorance, Epistemic Injustice and the Challenges of Teaching for Critical Social Consciousness », dans Educating for Critical Consciousness, Routledge, (ISBN 978-0-429-43165-4, DOI 10.4324/9780429431654-3, lire en ligne)
  20. (en) A. C. Nikolaidis, « Structural white ignorance and education for racial justice », Theory and Research in Education, vol. 21, no 1,‎ , p. 52–70 (ISSN 1477-8785 et 1741-3192, DOI 10.1177/14778785231162106, lire en ligne, consulté le )
  21. (en) Emily McRae, « White Delusion and Avidyā: A Buddhist Approach to Understanding and Deconstructing White Ignorance », sur philpapers.org, (consulté le )
  22. (en) Wioleta Polinska, « Mindfulness Meditation as a Remedy to “White Ignorance” and Its Consequences », Buddhist-Christian Studies, vol. 38,‎ , p. 325–342 (ISSN 0882-0945, lire en ligne, consulté le )
  23. (en) Victoria Louisa Klinkert, « Humbling anthropology: Ego reflexivus and White ignorance », HAU: Journal of Ethnographic Theory, vol. 11, no 1,‎ , p. 309–318 (ISSN 2575-1433 et 2049-1115, DOI 10.1086/713884, lire en ligne, consulté le )
  24. (en) Ellen M. Miller, « Sylvia Plath and White Ignorance: Race and Gender in », Janus Head, vol. 10, no 1,‎ , p. 137–155 (DOI 10.5840/jh20071019, lire en ligne, consulté le )
  25. (en) Zeus Leonardo, « The Myth of White Ignorance », dans Race, Whiteness, and Education, Routledge, (ISBN 978-0-203-88037-1, DOI 10.4324/9780203880371, lire en ligne)
  26. (en) Marzia Milazzo, « On White Ignorance, White Shame, and Other Pitfalls in Critical Philosophy of Race », Journal of Applied Philosophy, vol. 34, no 4,‎ , p. 557–572 (ISSN 0264-3758 et 1468-5930, DOI 10.1111/japp.12230, lire en ligne, consulté le ) :

    « In the process, I show that notions of white guilt, white habits, white ignorance, white invisibility, white privilege, and white shame as they are theorised in much critical philosophy of race share a crucial limitation: they minimise white people's active interest in reproducing the racist status quo. »

  27. (en) Robyn Moore, « Resolving the Tensions Between White People's Active Investment in Racial Inequality and White Ignorance: A Response to Marzia Milazzo », Journal of Applied Philosophy, vol. 36, no 2,‎ , p. 257–267 (ISSN 0264-3758 et 1468-5930, DOI 10.1111/japp.12306, lire en ligne, consulté le )

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • (en) Annette Martín, « What is White Ignorance? », The Philosophical Quarterly, vol. 71, no 4,‎ (ISSN 0031-8094 et 1467-9213, DOI 10.1093/pq/pqaa073, lire en ligne, consulté le )
  • Charles Mills, Solène Brun et Claire Cosquer, « L'ignorance blanche », Marronages, vol. 1, no 1,‎ (lire en ligne, consulté le )
  • (it) Annalisa Frisina, « Contro l'ignoranza bianca. Prove di decolonizzazione dello spazio urbano », Zapruder, no 59,‎ , p. 127–134 (ISSN 1723-0020)