Lutherie de Crémone

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Le savoir-faire traditionnel du violon à Crémone *
Image illustrative de l’article Lutherie de Crémone
Atelier de luthier.
Pays * Drapeau de l'Italie Italie
Liste Liste représentative
Année d’inscription 2012
* Descriptif officiel UNESCO

La lutherie de Crémone est un artisanat typique de Crémone (Italie). Depuis le XVIe siècle, plusieurs artisans et leurs familles pratiquent la lutherie (principalement des instruments à cordes frottées). La qualité des instruments sortis des ateliers des luthiers de Crémone est attestée dès le XVIe siècle et les musiciens recherchent les instruments crémonais depuis cette époque.

Lutherie[modifier | modifier le code]

Durant plusieurs dizaines d'années aux XVIe et XVIIe siècles, les luthiers crémonais innovent et perfectionnent l'art de la lutherie.

Formes et proportions[modifier | modifier le code]

Les instruments fabriqués à Crémone sont les héritiers directs de l'approche géométrique et de l'importance des rapports de proportionnalité qui prévalent dans les arts de l'époque[SLC 1]. Les instruments sont en effet fabriqués selon des systèmes de proportions élaborés, souvent en lien avec les rapports qui définissent les intervalles des accords.

Sous l'impulsion des luthiers crémonais Amati, notamment Niccolò, les dimensions du violon vont être augmentées[SLC 2]. L'objectif est alors d'augmenter la puissance sonore des instruments. Ainsi, le luthier Niccolò Amati définit la forme en grand patron.

Comparées aux tables d'harmonie des violons modernes, il apparaît que celles des violons fabriqués par Stradivari ou Guarneri sont plus fines[Note 1], [RS 1]. Cette caractéristique permet ainsi une meilleure vibration du bois.

Matériaux[modifier | modifier le code]

Comme la très grande majorité de ces instruments, les violons fabriqués à Crémone utilisent deux essences de bois : l'épicéa et l'érable[RS 1]. Ces deux essences de bois permettent en effet d'obtenir des instruments suffisamment résistants et durables tout en offrant une densité suffisamment faible pour favoriser les vibrations du bois. De plus, ces deux essences sont présentes dans de nombreux écosystèmes européens, dont le nord de l'Italie. Toutefois, l'analyse comparative des bois d'épicéa et d'érable ayant poussé dans la région de Crémone et dans d'autres régions européennes ne montre pas de différence significative.

Malgré les années passées, les violons crémonais des XVIIe et XVIIIe siècles ne présentent pas d'altérations structurelles au niveau du bois[RS 1]. Tout au plus, la couleur de celui-ci est modifiée, due à l'oxydation de la lignine.

Vernis et manipulations chimiques[modifier | modifier le code]

Une analyse chimique du bois des Stradivarius et des Guarnerius a mis en évidence la présence d'éléments qui ne sont pas naturellement présents dans ces bois[RS 1]. Selon les auteurs, cet élément plaide en faveur de l'existence de traitements spécifiques du bois par les luthiers crémonais.

Histoire[modifier | modifier le code]

Première moitié du XVIe siècle : l'émergence de la lutherie nord-italienne[modifier | modifier le code]

Au début du XVIe siècle, la famille du violon sous sa forme moderne n'existe pas[SLC 3]. Si le nom est déjà attesté dans certains documents, par exemple le terme violino en italien, celui-ci ne fait pas référence à un instrument en particulier, mais désigne de manière générique l'ensemble des instruments à cordes frottées. Ce groupe des instruments à archet comprend en effet un large nombre d'instruments. La famille de la viole de gambe domine, mais la lira da braccio ou le rebec sont fréquemment rencontrés et disposent d'un répertoire.

Par ailleurs, la production instrumentale est déjà relativement structurée, spécialisée et localisée[SLC 3]. En effet, si les différents types d'instruments sont fabriqués dans toutes les régions, il existe des centres de fabrication reconnus pour leur maîtrise et expertise sur certains instruments précis[Note 2]. Pour ce qui concerne les villes italiennes, les agglomérations de Padoue, Venise ou Bologne jouissent d'une réputation établie pour la facture d'un instrument à cordes, le luth.

Contrairement à une opinion répandue qui fait du luthier crémonais Andrea Amati l'inventeur du violon moderne durant le XVIe siècle, le spécialiste Jean-Philippe Échard suggère plutôt que l'instrument apparaît en Italie du nord entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle[SLC 3]. À cette époque, il existe en effet un exil de plusieurs luthiers bavarois célèbres vers l'Italie du nord, notamment la région de Bologne. Plusieurs documents attestent d'ailleurs la présence de facteurs d'instruments reconnus dans les régions de Brescia ou Venise. Passé la première moitié du XVIe siècle, différentes sources attestent de l'apparition est du développement du violon moderne. L'instrument est caractérisé par ses quatre cordes, l'assemblage et le collage des pièces[Note 3] et l'adoption d'une forme globale permettant aux musiciens davantage de libertés dans leurs mouvements (augmentation des échancrures médianes, les « C », afin de favoriser l'amplitude des mouvements d'archet par exemple)[SLC 4].

Seconde moitié du XVIe siècle et première du XVIIe siècle : la renommée des Amati[modifier | modifier le code]

Au cours du XVIe siècle, Andrea Amati fonde la première lutherie à Crémone[Note 4],[SLC 4]. Si relativement peu d'éléments concernant son travail sont connus aujourd'hui[Note 5], la présence de plusieurs de ses instruments dans des collections royales confirme la réputation acquise par le luthier crémonais auprès des nobles et bourgeois de son époque.

À sa mort, ses deux fils Antonio et Girolamo Amati reprennent l'activité familiale en 1577[Note 6],[SLC 1]. En , les deux frères cessent leur activité commune : Girolamo poursuit seul l'activité familiale pendant qu'Antonio s'établit à son compte[Note 7]. Après le décès de son père Girolamo en , Niccolò Amati perpétue l'activité familiale[SLC 1].

Jusqu'à sa mort en , Niccolò Amati exerce la lutherie et donne un nouvel élan à cet artisanat[SLC 1]. Tout d'abord, il innove et structure la fabrication des instruments, à l'image de son aïeul Andrea. Il élabore par exemple la forme du grand patron pour les violons, inscrivant sa pratique dans le développement de violons plus grands et plus puissants[SLC 2]. Ensuite, son activité d'enseignement de la lutherie marque durablement la ville de Crémone[SLC 1]. En plus de former son fils Girolamo pour assurer la continuité des instruments Amati, Niccolò Amati forme Andrea Guarneri. Par ailleurs, les jeunes Antonio Stradivari et Francesco Rugeri ont vraisemblablement travaillé et reçu un enseignement sous la direction de Niccolò Amati.

XXIe siècle[modifier | modifier le code]

Malgré sa notoriété internationale, la lutherie artisanale pratiquée à Crémone rencontre plusieurs problématiques, axées notamment sur la faible taille du marché des violons et le coût important des instruments[1].

Tout d'abord, la demande en instruments artisanaux de cette qualité diminuent depuis la fin des années . Les luthiers expliquent ce phénomène par la diminution des commandes provenant des théâtres et des orchestres (qui sont eux-mêmes touchés par une diminution de leur activité liée à la musique classique) ainsi que par l'intérêt des musiciens professionnels pour les instruments plus anciens[1].

Sur le plan technique et économique, en plus de devoir s’adapter à la concurrence semi-industrielle ou industrielle, les luthiers locaux font face à la mondialisation du commerce des biens manufacturés[Note 8],[1]. Ainsi, la Chine est devenue le premier exportateur mondial d'instruments à archets : 1,5 million en 2019[Note 9]. Destinés principalement aux débutants, les violons chinois sont fabriqués en série[Note 10], avec des matériaux de moindre qualité et en devant respecter moins de contraintes règlementaires (les violons étant en bois, les problèmes liés à la déforestation affectent ce milieu). Ces instruments sont ensuite revendus à des sommes bien inférieures pour des sommes entre 50 et 100 fois inférieures aux instruments artisanaux faits à Crémone[Note 11]. Par ailleurs, la lutherie de Crémone est confrontée à la contrefaçon : certains fabricants vendant des pièces étrangères comme étant fabriquées à Crémone.

Finalement, le nombre de luthiers à Crémone au début du XXIe siècle (près de 300) exacerbe la concurrence entre professionnels et favorise parfois le travail au noir[1]. Les jeunes artisans expliquent ainsi qu'il est difficile de se construire une réputation dans ce milieu.

En , la pandémie de Covid-19 affecte sensiblement un secteur déjà fragilisé[1].

Renommée[modifier | modifier le code]

Les instruments à cordes issus de la production crémonaise acquièrent une renommée internationale dès le XVIe siècle. Ce constat est attesté par différents documents qui attestent des volontés d'acquisition de ces instruments, de leur valeur financière ainsi que de leur rôle de modèle et d'étalon qualitatif dans les publications encyclopédiques et pour la publicité[SLC 5]. Ainsi, que ce soit en France ou en Angleterre, les instruments fabriqués à Crémone sont recherchés par les musiciens royaux dès cette période[SLC 6]. Outre l'intérêt pour leur acquisition, Jean-Philippe Échard rapporte que les sommes données aux musiciens par leurs mécènes pour se procurer un instrument crémonais ou les estimations du patrimoine des musiciens faites à leur mort mentionnent des valeurs très élevées[Note 12], de l'ordre de 4 à 10 fois la valeur d'autres instruments plus courants. Par ailleurs, Edward Phillips rapporte dans son Dictionnaire de 1678 la qualité et la renommée des violons de Crémone[SLC 3]. Enfin, les luthiers locaux (ex : Paris) fabriquent des instruments en s'inspirant des techniques en vigueur dans la ville italienne et utilisent la renommée de ces artisans pour faire la publicité de leur fabrication[SLC 6].

Inscription au patrimoine culturel immatériel de l'humanité (UNESCO)[modifier | modifier le code]

La technique de fabrication traditionnelle des violons par les luthiers de Crémone a été déclaré au patrimoine culturel immatériel de l'humanité par l'UNESCO en 2012 sous l'intitulé « Savoir-faire traditionnel du violon à Crémone » (nom officiel en italien : « Saperi e saper fare liutario della tradizione cremonese »)[2]. Dans son descriptif, l'UNESCO insiste sur la renommée (et son ancienneté) des luthiers crémonais, l'importance de la transmission des techniques (école de lutherie, apprentissage des élèves auprès des maîtres dans un atelier) et la préservation d'une conception artisanale et qualitative des instruments (absence de techniques industriels, caractère unique de chaque instrument, sélection des matériaux)[3].

La boîte aux trésors au Musée du Violon de Crémone.

Notes et références[modifier | modifier le code]

Notes[modifier | modifier le code]

  1. L'épaisseur des tables d'harmonie des violons Stradivarius et Guarnerius est comprise respectivement entre 2–2,8 mm et 2,2–2,9 mm. L'épaisseur des tables d'harmonie des violons modernes se situe davantage au niveau des 3 mm voire 3,5 mm.
  2. Par exemple, Paris est reconnu pour les flûtes qui y sont produites tandis qu'Anvers l'est pour les clavecins.
  3. Auparavant, la caisse de résonance des instruments est creusée dans un morceau de bois puis fermée en collant une planche sur le côté ouvert. Avec le violon moderne, la caisse de résonance est formée de deux planches, la table d'harmonie pour le dessus et le fond, liées entre elles par l'intermédiaire des éclisses (les bords du violon). Toutes ces pièces sont collées les unes aux autres.
  4. La première trace documentée de l'activité de lutherie poursuivie par Andrea Amati date de .
  5. Il existe environ 30 instruments attribués à Andrea Amati actuellement.
  6. Leur étiquette les associe sous l'intitulé latinisé « Antonius & Hyeronimus Amati ».
  7. Girolamo Amati appose une étiquette associant les deux frères Amati durant toute sa carrière, y compris après la mort de son frère.
  8. Les principaux centres de production d'instruments à cordes se trouvent en Chine et dans les pays de l'est. Selon le centre international du commerce, l'Italie ne représente qu'un peu moins de 5 % des exportations mondiales.
  9. Le Centre international du commerce indique ainsi que la Chine représente plus de la moitié du commerce mondial de ces instruments pour un total de plus 75 millions de dollars d'exportation de ces instruments.
  10. Un violon requiert généralement environ 300 heures de fabrication pour un luthier artisanal. De plus, un seul artisan travaille sur la majeure partie de l'instrument, ce qui lui confère une unicité et une cohérence sonore. A contrario, la fabrication industrielle implique plusieurs ouvriers qui se spécialisent sur certaines opérations afin de produire plus rapidement les violons. Les différentes pièces sont assemblées sans qu'il n'y ait de travail sur la globalité de l'instrument.
  11. En 2020, les prix des violons crémonais débutent aux alentours de 15 000 euros, les premiers prix pour des violons de maître se situant davantage vers 25 000 euros. À l'opposé, certains instruments chinois ont un prix de vente d'environ 200 euros.
  12. Les documents indiquent des valeurs comprises entre 35 et 50 livres tournois ainsi que 40 livres sterling.

Références[modifier | modifier le code]

  • Références tirées de Stradivarius et la lutherie de Crémone (abrégées SLC) :
  1. a b c d et e Échard (2022), p. 16.
  2. a et b Échard (2022), p. 35.
  3. a b c et d Échard (2022), p. 14.
  4. a et b Échard (2022), p. 14-15.
  5. Échard (2022), p. 13-14.
  6. a et b Échard (2022), p. 13.
  • Références tirées d'articles et d'ouvrages scientifiques (abrégées RS) :
  1. a b c et d (en) Cheng-Kuan Su et al., « Materials Engineering of Violin Soundboards by Stradivari and Guarneri », Angewandte Chemie, vol. 60, no 35,‎ , p. 19144-19154 (lire en ligne Accès libre)
  • Références générales :
  1. a b c d et e « À Crémone, les luthiers luttent pour leur survie face à la crise sanitaire et la concurrence chinoise », Le Figaro,‎ (lire en ligne Accès libre)
  2. (en) « Decision of the Intergovernmental Committee: 7.COM 11.18 », sur ich.unesco.org.
  3. « Le savoir-faire traditionnel du violon à Crémone », sur ich.unesco.org.

Annexes[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Document utilisé pour la rédaction de l’article : document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.

  • Jean-Philippe Échard, Stradivarius et la lutherie de Crémone, Paris, Cité de la musique - Philharmonie de Paris, , 253 p. (ISBN 979-10-94642-48-1). Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article