Mesure à onze temps

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Mesure à
(noire = 60).

La mesure à onze temps est une combinaison de plusieurs mesures binaires et ternaires[note 1]. Elle comprend donc un nombre variable de « temps forts » et de « temps faibles », en fonction de la combinaison choisie. Très peu représentée dans la musique savante du Moyen Âge, la musique baroque et la musique classique, cette mesure est pratiquement « inventée » au XIXe siècle par Rimski-Korsakov dans deux de ses opéras, Snégourotchka et Sadko.

Onze étant un nombre premier, la mesure à onze temps est considérée comme une « mesure composée asymétrique », ce qui la rend propre à l'expression de la mélodie comme de la danse. Cette mesure se rencontre aujourd'hui dans les musiques jazz, pop et rock.

Historique[modifier | modifier le code]

XVIIe siècle[modifier | modifier le code]

Un très rare exemple de mesure à onze temps se trouve dans l'œuvre de Claude Le Jeune, « Cigne je suis », noté à
dans son Premier livre de chansons en 1608[1]. En Angleterre, la pièce In Nomine IX pour clavecin de John Bull, aujourd'hui conservée dans le Fitzwilliam Virginal Book, est également notée à
[2].

XIXe siècle[modifier | modifier le code]

En marge de son analyse sur les rythmes dans la musique de Ravel, Vladimir Jankélévitch note avec étonnement : « Le chœur final de Snégourotchka et celui du 1er tableau de Sadko, chez Rimski-Korsakov, sont écrits à
[3] ! »

Dans ce premier opéra, composé de 1880 à 1881[4], en effet, le compositeur russe innove en composant « l'hymne final à Yarilo le soleil dans le rythme à
 »
, dont « l'accord majeur à la partie supérieure […] lui confère un coloris solaire, particulièrement lumineux[5] » sur un tempo majestueux (Allegro maestoso) :

Ligne de chant à onze temps

noicon
Orchestre et Chœurs de la RTV d'URSS,
Vladimir Fedosseiev, direction (1973)

XXe siècle[modifier | modifier le code]

La Suite en duo pour flûte et harpe (ou violon et piano) de Jean Cras, composée en 1927, s'achève sur une « danse à onze temps » sur un tempo Très animé à
 :

Partition à onze temps
Suite en duo, premières mesures de la « Danse à onze temps ».
noicon
François Bru (flûte), Gwenaëlle Roussely (harpe), 1987

Caractéristiques[modifier | modifier le code]

Notation[modifier | modifier le code]

Dans un article consacré à la battue des mesures composées asymétriques (Rock in odd time signatures), Charles Dowd insiste sur le fait que « le résultat souhaité dans cette étude est une indépendance totale et une fluidité vis-à-vis de ces mesures, qui doivent être considérées comme une unité plutôt que comme un groupe de deux temps et de trois temps[note 2],[6] ».

Cet article propose les combinaisons suivantes :

1. Combinaisons de quatre battues simples
3 + 3 + 3 + 2

3 + 3 + 2 + 3

3 + 2 + 3 + 3

2 + 3 + 3 + 3

2. Combinaisons de cinq battues simples
2 + 2 + 2 + 2 + 3

2 + 2 + 2 + 3 + 2

2 + 2 + 3 + 2 + 2

2 + 3 + 2 + 2 + 2

3 + 2 + 2 + 2 + 2

Difficulté[modifier | modifier le code]

Les irrégularités de la mesure à onze temps la rendent assez difficile à interpréter ou à diriger. Nicolas Slonimsky se souvient, dans son autobiographie Perfect Pitch :

« I was familiar with compound time signatures such as
in Rimsky-Korsakov's opera Sadko, which constituted a stumbling block to the chorus, and sometimes the conductor. Indeed, conservatory students devised a jingle of eleven syllables to practise this particular section of the score, with the words, most disrespectful of the great master of Russian music, Rimsky-Korsakov is altogether mad[note 3]
 »
.

« J'étais habitué aux mesures composées comme celle à
, dans l'opéra de Rimski-Korsakov, Sadko, qui représentait un obstacle gênant pour les chœurs, et parfois pour le chef d'orchestre. De fait, les étudiants du Conservatoire avaient mis au point un petit air sur onze syllabes pour pratiquer cette section de la partition, avec des paroles très peu respectueuses à l'égard du grand maître de la musique russe, Rimski-Korsakov est complètement fou[7]. »

Dans son spectacle Que ma joie demeure ! (2012), Alexandre Astier, interprétant Jean-Sébastien Bach, évoque les mesures caractéristiques de la musique africaine : « le sept temps, le neuf temps… le onze temps ! et… ils dansent — sur du onze temps ! Même les gamins… Non, là dessus, ils ont une avance considérable ».

Multiples et sous-multiples[modifier | modifier le code]

La fin du second mouvement (Andante - Vivace) de la Troisième sonate pour piano, op.39 de Boris Blacher (1951), est composée sur une suite de quatre mesures (
+
+
+
), « rigoureusement maintenue jusqu'aux 14 dernières mesures de la coda », soit une période régulière de 22 croches[8].

La pièce The First Circle de l'album First Circle par le Pat Metheny Group, composée par Pat Metheny and Lyle Mays, est notée à
[9], ce que les auteurs considèrent aussi comme la somme d'une mesure à 10 temps et d'une mesure à douze temps. Bulgarian Bulge, de Don Ellis, est une pièce notée à
[10]. Dans la chanson Split Open and Melt du groupe Phish, la section jam est également notée à
[11] subdivisée en
+
+
+
.

La notation équivalente à « cinq temps et demi » est extrêmement rare. Parmi les compositions modernes employant cette mesure, on peut citer le 3e des Impromptus op.10 (1932) de Jean Absil, noté à
[12], la Driftwood Suite et la pièce pour piano Touch piece de Gardner Read, notées à
, ce qui revient à une mesure à
[13].

Une notation encore plus rare est utilisée pour le 2d Impromptu op.10 (1932) de Jean Absil, noté à
, ce qui correspond théoriquement à une mesure à
[12].

Œuvres employant des mesures à onze temps[modifier | modifier le code]

Musique classique[modifier | modifier le code]

Musiques pop et rock[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Ouvrages généraux[modifier | modifier le code]

Monographies[modifier | modifier le code]

Notes discographiques[modifier | modifier le code]

  • (de + en) Ekaterina Derzhavina (trad. J.M. Berridge), « Alexey Wladimirowich Stanchinsky, Piano Works », p. 11–18, Vienne, Günter Hänssler (PH17003), 2017.
  • (en + de + fr) Horst Göbel (piano) (trad. Sophie Liwszyc), « À propos des compositions pour piano de Boris Blacher », p. 13-18, Berlin, Thorofon (CTH 2203), 1996.
  • (en + fr) Alastair Londonderry & Earl Wild et Earl Wild (piano) (trad. Stéphanie Marill), « Reynaldo Hahn, Le Rossignol éperdu — Pensées de Earl Wild », p. 20-30, Columbus (Ohio), Ivory Classics (2CD 72006), 2001.
  • (nl + fr + en) Kristin Van den Buys et Daniel Blumenthal (piano) (trad. Michel Stockhem), « Jean Absil, œuvres pour piano », p. 13-18, Bruxelles, Outhere (Fuga Libera FUG578), 2010.

Notes et références[modifier | modifier le code]

Notes[modifier | modifier le code]

  1. Pour rappel : une mesure « binaire » est basée sur une unité de durée comme la blanche (mesure notée sur 2), la noire (mesure notée sur 4) ou la croche (mesure notée sur 8), etc. avec un nombre égal à 2 ou l'un de ses multiples pour le nombre d'unités par mesure — ainsi,
    ,
    et
    ,
    et
    etc. sont des mesures binaires.
    Une mesure « ternaire » présente un nombre égal à 3 (ou l'un de ses multiples) unités de durée par mesure — ainsi,
    ,
    et
    ,
    et
    etc. sont des mesures ternaires.
    Une mesure « binaire » se compose d'un temps « fort » suivi d'un temps « faible », ou d'une succession régulière de temps « fort » et « faible ».
    Une mesure « ternaire » est composée d'un temps « fort » suivi de deux temps « faibles », ou d'une succession régulière de temps « fort », « faible » et « faible ».
  2. Texte original : One must strive to feel the entire measure in one rather than groupings of two's and three's.
  3. Slonimsky donne le texte en russe, « Римский-Корсаков совсем с ума сошёл » (Rimsky-Korsakov sovsyem s uma soshol) suivi de sa traduction en anglais sur onze syllabes. La traduction en français respecte le nombre de syllabes.

Références[modifier | modifier le code]

  1. D.P. Walker 1959, p. 85-88
  2. Fuller Maitland & Barclay Squire 1963, p. 34-39
  3. Vladimir Jankélévitch 1956, p. 110
  4. Nikolaï Rimski-Korsakov 2008, p. 239-240
  5. Nikolaï Rimski-Korsakov 2008, p. 244
  6. Charles Dowd 1964, p. 21
  7. Nicolas Slonimsky 1988, p. 74
  8. Horst Göbel 1996, p. 17
  9. Interview avec Lyle Mays
  10. Sean Fenlon 2002, p. 41
  11. Split Open and Melt
  12. a et b Kristin Van den Buys 2010, p. 17
  13. Gardner Read 1964, p. 170
  14. André Lischke 1987, p. 771
  15. Manfred Kelkel 1999, p. 296
  16. Londonderry & Wild 2001, p. 30.
  17. Derzhavina 2017, p. 16.
  18. David Dodd, The Eleven Annotated Grateful Dead Lyrics, 2007
  19. Howard Brubeck, Dave Brubeck Deluxe Piano Album, San Francisco, 1965, p. 22-28
  20. Edward Macan 1997, p. 48
  21. Edward Macan 1997, p. 48-49
  22. Edward Macan 1997, p. 49

Articles connexes[modifier | modifier le code]