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Yasunari Kawabata – Inexprimable beauté

Pris peu à peu par le sentiment que ce visage féminin, il le voyait dehors, flottant et comme porté sur le torrent ininterrompu du paysage monstrueux et enténébré. Ce fut alors qu'une lumière lointaine vint resplendir au milieu du visage. Dans le jeu des reflets, au fond du miroir, l'image ne s'imposait pas avec une consistance suffisante pour éclipser l'éclat de la lumière, mais elle n'était pas non plus incertaine au point de disparaître sous elle. Et Shumamura suivit la lumière qui cheminait lentement sur le visage, sans le troubler. Un froid scintillement perdu dans la distance. Et lorsque son éclat menu vint s'allumer dans la pupille même de la jeune femme, lorsque se superposèrent et se confondirent l'éclat du regard et celui de la lumière piquée dans le lointain, ce fut comme un miracle de beauté s'épanouissant dans l'étrange, avec cet œil illuminé qui paraissait voguer sur l'océan du noir et les vagues rapides des montagnes.

Yasunari Kawabata (14/06/1899-16/04/1972, prix Nobel 1968) - Pays de neige (Japon, 1935-1947 - trad. fr. éd. Albin Michel, 1969)

s:avril 2012 Invitation 1

Mia Couto – Silences

Je suis né pour me taire. Le silence est mon unique vocation. C'est mon père qui m'a expliqué : j'ai un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences. J'écris bien, silences, au pluriel. Oui, car il n'est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l'état de gestation.

Lorsqu'on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, je n'étais pas prostré. J'étais comblé, l'âme et le corps habités: je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J'étais un accordeur de silences.

- Viens mon enfant, viens m'aider à rester silencieux.

À la fin de la journée, mon vieux se calait sur la chaise de la terrasse. Et il en était ainsi toutes les nuits : je m'asseyais à ses pieds, regardant les étoiles là-haut dans le ciel noir. Mon père fermait les yeux, sa tête dodelinant d'un côté à l'autre, comme si un compas réglait cette tranquillité. Puis, inspirant profondément, il disait :

- Ce silence-là est le plus beau que j'aie entendu jusqu'à aujourd'hui. Je te remercie, Mwanito.

Mia Couto - L'accordeur de silences (Mozambique, 2009, trad. fr. éd. Métaillé 2011, page 17)

s:avril 2012 Invitation 2

Yasunari Kawabata – Inexprimable beauté

Pris peu à peu par le sentiment que ce visage féminin, il le voyait dehors, flottant et comme porté sur le torrent ininterrompu du paysage monstrueux et enténébré. Ce fut alors qu'une lumière lointaine vint resplendir au milieu du visage. Dans le jeu des reflets, au fond du miroir, l'image ne s'imposait pas avec une consistance suffisante pour éclipser l'éclat de la lumière, mais elle n'était pas non plus incertaine au point de disparaître sous elle. Et Shumamura suivit la lumière qui cheminait lentement sur le visage, sans le troubler. Un froid scintillement perdu dans la distance. Et lorsque son éclat menu vint s'allumer dans la pupille même de la jeune femme, lorsque se superposèrent et se confondirent l'éclat du regard et celui de la lumière piquée dans le lointain, ce fut comme un miracle de beauté s'épanouissant dans l'étrange, avec cet œil illuminé qui paraissait voguer sur l'océan du noir et les vagues rapides des montagnes.

Yasunari Kawabata (14/06/1899-16/04/1972, prix Nobel 1968) - Pays de neige (Japon, 1935-1947 - trad. fr. éd. Albin Michel, 1969)

s:avril 2012 Invitation 3

Isaac Asimov - L'homme pensait avec ses mains

Trevize avait toujours plus ou moins imaginé que le jour où l’on communiquerait par la pensée avec un ordinateur, ce serait par l’entremise d’un casque placé sur la tête et bardé d’électrodes sur les yeux et le crâne. Les mains ? Les mains ? Mais pourquoi pas ? Trevize se sentit dériver – presque engourdi mais toutefois sans perte de ses facultés mentales. Les mains ? Pourquoi pas ? Les yeux n’étaient rien de plus que des organes sensoriels et le cerveau rien de plus qu’un grand standard dans une boîte osseuse, bien isolé de la surface active du corps. C’étaient les mains, la surface active du corps, les mains qui touchaient et manipulaient l’Univers. L’homme pensait avec ses mains. C’étaient ses mains qui répondaient à sa curiosité, qui tâtaient et pinçaient et tournaient et levaient et soupesaient. Il y avait bien des animaux dotés d’un cerveau de taille respectable, mais dépourvus de mains et c’étaient là qui faisait toute la différence...

Isaac Asimov (02/01/1920-6/04/1992) - Fondation foudroyée (USA, 1982 – trad. fr. 1983 Éditions Denoël, page 91)

s:avril 2012 Invitation 4

Bram Stoker - Le monstre

La grande caisse se trouvait à la même place contre le mur, mais cette fois le couvercle était mis, non pas attaché, seulement les clous étaient disposés en sorte qu'il suffisait de donner les nécessaires coups de marteau.Il me fallait trouver la clef, je soulevai donc le couvercle, l'appuyai contre le mur, et ce que je vis alors m'emplit d'horreur!!Oui, le comte gisait là , mais il paraissait rajeuni , car ses cheveux blancs, sa moustache blanche étaient maintenant d'un gris de fer, les joues étaient plus pleines et une certaine rougeur apparaissait sous la pâleur de la peau. Quant à ses lèvres plus vermeilles que jamais, car des gouttes de sang frais sortaient des coins de la bouche, coulaient sur le menton et sur le cou.Les yeux enfoncés et brillants disparaissaient dans le visage boursouflé.On eut dit que cette horrible créature était tout simplement gorgée de sang. Je frémis quand je dus me pencher pour toucher ce corps ; tout en moi répugnait à ce contact.

  Bram Stoker (8/11/1847-21/04/1912) – Dracula (éditions Marabout 1975, ch IV)

s:avril 2012 Invitation 5

Jean-Louis Fournier – Les tempêtes ne sont pas comme les neiges, éternelles

Il y a des gens qui ont des têtes à mourir, toi tu n'avais pas une tête à mourir, tu avais l'air gai, tu souriais toujours. Tu n'aurais pas dû mourir, c'est certainement une erreur. Tu aimais bien la vie, tu aimais bien les plaisirs de la vie. Je suis triste de penser que tu ne mangeras plus d'huîtres, tu ne boiras plus de vin blanc. Tu ne verras plus pousser tes roses sur les rosiers que tu avais taillés, tu ne te feras plus bronzer au soleil. Tu n'auras plus le plaisir à avoir fait une bonne affaire aux Puces, tu n'auras plus la joie de faire des films pour la télévision. Tu n'auras plus le plaisir de t'endormir après avoir lu un bon livre. Et tu n'auras plus le plaisir de te réveiller.

Moi ces plaisirs-là, je commence à les avoir de nouveau, j'ai presque des remords.

Quand je dis que je vais bien, c'est un peu excessif. Je me retrouve souvent au fond de mon petit bateau malmené par la mer. La tempête n’est pas finie.

Tous les jours, et à tout point de vue, je vais mieux, de mieux en mieux Tous les jours, et à tout point de vue, je vais mieux. Tous les jours, et à tout point de vue, je vais mieux. Tous les jours, et à tout point de vue, je vais mieux.

Jean-Louis FournierVeuf (éd. Stock, 2011, page 132)