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Gilles Heuré - Vivre dans les personnages de roman

Mais regarderez-vous (les) gens pour ce qu'ils sont vraiment ? Vous mâchonnerez vos références comme un vieux cigare et vous deviendrez vous-même un sujet de tableau, un vieille croûte qui finira, au mieux, dans une salle des ventes, au pire, au-dessus du buffet d'un notaire. Au bout d'un moment,l'érudition, si elle tourne en rond, c'est comme un bouge, une tanière où l'on vit avec des regards en coin, en cherchant à accumuler de vieux papiers chiffonnés que l'on arrive à confondre avec les croûtons de pain. Toutes ces références qui tournoient dans les coursives d'une bibliothèque interminable, qui semblent se cogner aux murs d'une crypte scellée ! La présence muette de la littérature vous accompagne à chaque instant de votre existence et peut, si l'on n'y prend garde, vous enlever vos propres mots pour ne vous les rendre que sous forme imprimée. Présence amie, bien sûr, mais aussi ombre d'un spectre qui ne vous lâche pas.

Gilles Heuré - L'homme de cinq heures (éd. Viviane Hamy, 2009, page 256)

s:septembre 2010 Invitation 1

Erich Maria Remarque - Assaut

Personne ne croirait que dans ce désert tout déchiqueté il puisse y avoir encore des êtres humains ; mais, maintenant, des casques d’acier surgissent partout dans la tranchée et à cinquante mètres de nous, il y a déjà une mitrailleuse qui, aussitôt, se met à crépiter.

[…] Nous reconnaissons les visages crispés et les casques ; ce sont des Français. Ils atteignent les débris de barbelés et ont déjà des pertes visibles. Toute une file est fauchée par la mitrailleuse qui est à côté de nous ; puis nous avons une série d’enrayages et les assaillants se rapprochent. Je vois l’un d’eux tomber dans un cheval de frise, la figure haute. Le corps s’affaisse sur lui-même comme un sac, les mains restent croisées comme s’il voulait prier. Puis le corps se détache tout entier et il n’y a plus que les mains coupées par le coup de feu, avec des tronçons de bras qui restent accrochés dans les barbelés.

Erich Maria Remarque (1898 - 25/09/1970) - À l'Ouest, rien de nouveau (Éditions Stock, 1928)

s:septembre 2010 Invitation 2

Joë Bousquet - Les dernières années viennent à moi...

Les dernières années viennent à moi ; elles s'approchent, humbles, obligeantes, chacune avec sa lanterne...

J'ai le cœur gonflé par la joie de les voir, de comprendre ce qu'elles veulent.

Elles viennent :

Emplir d'une clarté humaine la joie que nous eûmes d'exister...

D'exister contre tout, contre l'adversité, contre nous...

Avec l'aide du monde, nous guérirons de notre mort l'amour humain que nous fûmes :

Le corps n'est pas un élément de dispersion.

Joë Bousquet (19/03/1897 - 28/09/1950) - Le Sème Chemin (février 1948) (éditions Rougerie, 1981)


s:septembre 2010 Invitation 3

Gilles Heuré - Vivre dans les personnages de roman

Mais regarderez-vous (les) gens pour ce qu'ils sont vraiment ? Vous mâchonnerez vos références comme un vieux cigare et vous deviendrez vous-même un sujet de tableau, un vieille croûte qui finira, au mieux, dans une salle des ventes, au pire, au-dessus du buffet d'un notaire. Au bout d'un moment,l'érudition, si elle tourne en rond, c'est comme un bouge, une tanière où l'on vit avec des regards en coin, en cherchant à accumuler de vieux papiers chiffonnés que l'on arrive à confondre avec les croûtons de pain. Toutes ces références qui tournoient dans les coursives d'une bibliothèque interminable, qui semblent se cogner aux murs d'une crypte scellée ! La présence muette de la littérature vous accompagne à chaque instant de votre existence et peut, si l'on n'y prend garde, vous enlever vos propres mots pour ne vous les rendre que sous forme imprimée. Présence amie, bien sûr, mais aussi ombre d'un spectre qui ne vous lâche pas.

Gilles Heuré - L'homme de cinq heures (éd. Viviane Hamy, 2009, page 256)

s:septembre 2010 Invitation 4

Prosper Mérimée - Un bandit corse

Mateo Falcone était absent depuis quelques heures et le petit Fortunato était tranquillement étendu au soleil, regardant les montagnes bleues, et pensant que, le dimanche prochain, il irait dîner à la ville, chez son oncle le caporal, quand il fut soudainement interrompu dans ses méditations par l'explosion d'une arme à feu. Il se leva et se tourna du côté de la plaine d'où partait ce bruit. D'autres coups de fusil se succédèrent, tirés à intervalles inégaux, et toujours de plus en plus rapprochés ; enfin, dans le sentier qui menait de la plaine à la maison de Mateo parut un homme, coiffé d'un bonnet pointu comme en portent les montagnards, barbu, couvert de haillons, et se traînant avec peine en s'appuyant sur son fusil. Il venait de recevoir un coup de feu dans la cuisse. Cet homme était un bandit, qui, étant parti de nuit pour aller chercher de la poudre à la ville, était tombé en route dans une embuscade de voltigeurs corses.

Prosper Mérimée (28/09/1803 - 23/09/1870) - Mateo Falcone (1829)

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s:septembre 2010 Invitation 5


John Dos Passos – Rêve new-yorkais

Quand elle se retrouva sur Broadway, elle se sentit heureuse de nouveau. (...)

Ellen descendit du tram et longea les pavés solitaires et désolés de la 105e Rue, côté est. Une odeur de matelas et de sommeil suintait des maisons aux fenêtres étroites. Près des caniveaux, les boîtes à ordures puaient l'aigre. Dans l'ombre d'une porte un homme et une femme oscillaient, étroitement enlacés. Façon de se dire bonsoir. Elle en sourit heureuse. Le plus grand succès de Broadway. Ces mots comme un ascenseur l'enlevaient vertigineusement jusqu'à des hauteurs splendides où des annonces électriques lançaient du rouge, de l'or, du vert, où il y avait des jardins suspendus fleurant les orchidées, et le rythme lent d'un tango dansé dans une robe d'or vert entre les bras de Stan, tandis que des millions de mains applaudissantes éclatent en rafales de grêle autour d'eux. Le plus grand succès de Broadway.

John Dos Passos (14/01/1896-28/09/1970) - Manhattan Transfer, 1925 (Éditions Gallimard, 1928)